LE PROFIL DES ASSOCIÉS des cabinets d’expertise comptable de demain
Les cabinets d’expertise comptable occupent une place centrale au sein de l’économie française dans la mesure où leurs équipes accompagnent et conseillent une grande partie des dirigeants du tissu économique constitué de TPE et de PME. Sociétés multi-services, elles se révèlent des organisations complexes à piloter, à manager, à développer et doivent se positionner sur un espace multidimensionnel.
Compte tenu des multiples évolutions du métier, la question posée est de mener une réflexion sur le profil des associés des cabinets de demain, sachant qu’ils ont une double casquette : ils en sont à la fois les propriétaires (détenteur du capital) mais également les dirigeants des cabinets.
Tout d’abord, un peu d’histoire.
La sociologie des cabinets d’expertise comptable a beaucoup changé au cours des 40 dernières années. Au modèle principal et prédominant de la profession libérale indépendante (1 expert-comptable indépendant avec un maximum d’une dizaine de collaborateurs) a succédé une profession kaléidoscope avec l’existence d’une grande diversité de cabinets en termes de taille (des cabinets indépendants aux cabinets de taille nationale, construits autour d’offres multi-services aux entreprises). Et paradoxalement, le diplôme exigé pour devenir expert-comptable n’a pas véritablement changé sur la même période.
Un cabinet étant une entreprise, le rôle de son dirigeant ou de ses dirigeants est primordial. Chef d’orchestre de la partition sans cesse rejouée des conseils dispensés aux entreprises, le dirigeant expert-comptable doit être stratège, organisateur et manager.
Sa première mission est de réfléchir et de faire le choix d’une stratégie claire (le cap) qui va impacter l’activité des 20 années à venir.
Un premier travail consiste à faire une analyse prospective du métier et des besoins des entreprises dans un environnement mutant, évolutif et incertain. Pour cela, les outils classiques de l’analyse stratégique peuvent être mobilisés. On peut citer par exemple le modèle PESTEL : P comme Politique, E comme Economique, S comme Sociologique, T comme Technologique, E comme Environnemental et L comme Légal. A titre d’exemple, les choix Politiques de l’Union Européenne influencent de manière très forte l’économie française (un seul exemple, l’interdiction des véhicules thermiques à terme). De même, quel sera l’impact sur l’Economie française du vieillissement de la population, de la dette de l’Etat de 3 000 milliards d’euros ou de l’évolution des taux d’intérêt ? Indirectement, la politique macro-économique de l’Etat français influence directement la vie micro-économique des clients des cabinets.
La dimension Sociologique du métier est essentielle dans la mesure où les sociétés humaines évoluent. Depuis quelques années, la relation au travail a complètement changé. Ce n’est plus en Occident la pierre angulaire de toute une vie autour de laquelle tout est articulé mais beaucoup plus un moyen au service d’une vie de bien-être et de bonheur. Le travail : un moyen et non plus une fin. Cette évolution sociologique majeure n’est pas sans conséquence sur la problématique du recrutement à laquelle les cabinets sont confrontés ; le métier de comptable exigeant rigueur, esprit de responsabilité et implication.
La dimension Technologique est d’actualité dans la mesure où la facture électronique et la digitalisation vont complètement transformer l’exercice du métier en attendant les impacts, sur la réalisation des missions, de l’intelligence artificielle et surtout de la robotisation. A quand l’humanoïde comptable, producteur de documents administratifs ! On peut imaginer que d’ici quelques années un robot-humanoïde comptable, alimenté par l’intelligence artificielle, réalisera à 99% la mission de révision des opérations comptables courantes et sera peut-être capable de comptabiliser les opérations d’inventaire et de calculer l’impôt. La re-évolution est en marche.
Sur le plan Environnemental, c’est la question de la prise en compte du défi climatique sur l’activité des clients des cabinets qui est la plus prégnante. La protection de la planète et la construction d’une économie environnementale vont modifier de manière profonde les business model de nombreuses entreprises. Quant à la dimension Légale, elle interroge sur la permanence du monopole juridique de la production des comptes externalisés dans un contexte européen de libéralisation des activités de services.
Un deuxième outil utilisable par les cabinets est la matrice BCG qui permet de faire une analyse, au niveau des cabinets, des produits-services : stars, vaches à lait, dilemmes ou poids morts. Les missions de production des comptes et d’établissement des déclarations fiscales et sociales sont les vaches à lait d’aujourd’hui mais pourraient rapidement devenir des dilemmes. Ces vaches à lait vont-elles le rester ou comment seront-elles remplacées dans la matrice par les activités stars de demain ? Ces dernières étant peut-être les missions de conseil dont la potentialité à devenir des vaches à lait est réelle.
Une autre grille de lecture stratégique du cabinet de demain est la mobilisation de la théorie des compétences et des ressources qui consiste à repenser la stratégie de l’intérieur. Cette approche consiste à cartographier les ressources humaines, financières et organisationnelles du cabinet et à savoir comment peut-on les mobiliser afin de les transformer en compétences, au service de la valeur ajoutée apportée aux clients des cabinets ?
Les deux éléments les plus difficiles à cartographier sont les ressources humaines et les ressources organisationnelles car elles sont toutes les deux immatérielles, évolutives, en mutation et sans pouvoir de contrôle absolu de la part du dirigeant. Néanmoins, leur identification et leur valorisation sont sources d’une amélioration insoupçonnée de la productivité des cabinets. La question des ressources humaines met clairement en exergue le défi RH des cabinets qui s’articule autour de trois sujets :
• Comment attirer des ressources humaines ?
• Comme les mobiliser ?
• Et comment les conserver sur le long terme dans un logique de co-construction de capital humain et de capital client ?
Un autre outil de l’analyse stratégique mobilisable, la constitution de réseaux. Pour éviter de rester seuls et réduire l’asymétrie informationnelle, les cabinets d’expertise comptable ont intérêt à fonctionner en réseaux sur toutes les trois étapes de la chaîne de valeur : approvisionnement-production-commercialisation. En amont, les cabinets d’expertise comptable peuvent opérer en réseaux pour mutualiser une grande partie des moyens dont ils ont besoin pour les faire fonctionner, à savoir mettre en commun des moyens pour l’acquisition du matériel et des logiciels informatiques, pour recruter du personnel ou pour former leurs équipes à de nouvelles méthodes.
Créer un cabinet de recrutement commun peut avoir du sens pour professionnaliser les embauches, partager le personnel en cas de sous ou de suractivité. Au milieu de la chaîne de valeur, les cabinets peuvent avoir intérêt à créer des forces de production communes comme, par exemple, des plateformes de collecte et d’exploitation des données. Et, en aval, des centres de relations clients permettraient de « booster » la performance commerciale d’un groupe de cabinets tout en respectant le cadre déontologique.
En lien avec ce dernier point, une source de création de valeur pour les cabinets est la création d’alliances stratégiques avec des professions sœurs comme les notaires ou les avocats pour les prestations juridico-financières mais également avec des cabinets de conseil pour toutes les missions qui tournent autour de l’accompagnement des dirigeants en réflexion sur la performance de leurs organisations.
En tout cas, une des clefs de la réussite des cabinets repose sur l’avantage concurrentiel de la différenciation qui permet, dans des marchés fortement concurrentiels, d’attirer à soi la demande. Cet avantage concurrentiel peut être « cultivé » sur un des 4 « P » : le Produit (en fait pour les cabinets, le Service rendu au client), le Prix (Low cost pour la compta ? et High cost pour le conseil de pointe ?), le Place (le mode de distribution : réseaux sociaux ou relations interpersonnelles ?), et la Promotion (le type de publicité ou de manière plus adaptée, le type de communication). Sur ce dernier point, la construction d’une relation forte avec les clients du type marketing relationnel me semble particulièrement pertinente pour la construction d’une relation de longue durée et profitable pour les deux parties en présence.
Le deuxième chantier qui s’ouvre aux associés des cabinets d’expertise comptable de demain est celui de l’organisation de la (ou des) structure(s ) qu’ils dirigent. Organiser, c’est toujours complexe. Selon Rojot, professeur réputé et émérite en sciences de gestion, l’organisation est un objet de recherche protéiforme et il considère que « c’est à la fois un objet (une organisation), un acte, une action (l’organisation de quelque chose), et un discours, une méthodologie (des procédés d’organisation) ».
Il reprend dans son ouvrage « Théorie des Organisations » plusieurs définitions. L’organisation est tout aussi bien : « la forme sociale qui, par l’application d’une règle et sous l’autorité de leaders, assure la coopération des individus à une œuvre commune, dont elle détermine la mise en œuvre et répartit les fruits (Bourricaud), une unité sociale avec un but (Litterer), la coordination rationnelle des activités d’un certain nombre de personnes en vue de poursuivre les buts et les objectifs implicites communs, par une division du travail et des fonctions et par une hiérarchie du travail et des responsabilités (Schein), des unités sociales essentiellement destinées à atteindre certains buts (Talcott), un système de relations interpersonnelles structurelles (Presthus), des systèmes ouverts, consistant dans des activités entrelacées d’un certain nombre d’individus (Katz, Kahn), et des systèmes d’activités dirigés vers un but ». Dans une formidable synthèse, Khandaralla considère comme constitutifs d’une organisation : une hiérarchie ; des règles, procédures, contrôles et techniques ; des communications formalisées ; une spécialisation des rôles ; l’emploi de personnels qualifiés et des objectifs spécifiques.
Organiser un cabinet est sans nul doute une tâche complexe car il est un espace de coordination des tâches immatérielles par des acteurs dont les relations informelles, intra et extra cabinets sont nombreuses. Tout d’abord, il est difficile de faire un choix parmi les différents types de structures organisationnelles. On en distingue cinq : la structure hiérarchique, la structure fonctionnelle, la structure hiérarchico-fonctionnelle, la structure divisionnelle et la structure matricielle. A ma connaissance, dans les cabinets les plus importants, la structure retenue est un mix d’une structure hiérarchico-fonctionnelle et d’une structure divisionnelle. Ce sont des structures robustes et qui laissent une certaine autonomie au niveau du processus décisionnel.
Une innovation organisationnelle au sein des cabinets pourrait être la mise en place d’une équipe recherche et développement pour encourager l’innovation et la constitution d’équipes projets, notamment pour la réalisation de missions de conseil à forte valeur ajoutée. Cela permettrait à certains cabinets de développer une compétitivité valeur et d’articuler leur développement autour du concept roi de l’innovation. Cette dernière est probablement la clé de la réussite des cabinets du XXIième siècle : innovations organisationnelles, innovations managériales, innovations produits. C’est la question du business model des cabinets d’expertise comptable, qui est clairement au centre du jeu décisionnel.
L’organisation d’un cabinet mérite également d’être construite sur un système de valeurs fédératrices et sources de modernité. Bien qu’elles ne puissent être que le choix des associés, je me risque à en proposer certaines : la responsabilité, la confiance, l’équité et la dignité. Construire un cabinet sur une éthique de la responsabilité permet de rendre chacun responsable de ses actes et notamment, en lui demandant de réfléchir aux conséquences de son processus décisionnel sur le travail des autres salariés du cabinet mais également sur la vie professionnelle des clients. Une éthique de la responsabilité permet de lutter contre l’individualisme opportuniste et négatif de certains acteurs de l’organisation. Aristote a tout dit au moment de l’apogée de la civilisation grecque.
La confiance serait également une vertu cardinale dans la mesure où la qualité du travail au sein d’un cabinet dépend beaucoup du travail effectué par les autres : le travail d’un collaborateur est facilité s’il a confiance dans celui d’un assistant, idem d’un chef de bureau par rapport aux collaborateurs, idem des associés vis-à-vis des chefs de mission ou de bureau.
Une troisième valeur qui peut être choisie est celle de l’équité, très importante pour que les salariés se sentent traités de la même façon à travail égal.
Quatrième valeur : la dignité qui permet d’inculquer une culture humaniste profonde au sein du cabinet. Les valeurs choisies pourraient être affichées au frontispice du cabinet. Indirectement, le système de valeurs du cabinet permet de construire une culture organisationnelle de nature collective qui a tendance à juguler les comportements individualistes qui peuvent se révéler contre-productifs par rapport aux buts et objectifs choisis par le cabinet. Ainsi, une culture compétitive, axée client, permet de tracer une ligne directrice, claire et fédératrice pour l’ensemble des salariés de l’organisation.
Troisième dimension du profil des associés : le management. Les associés des cabinets sont plus que jamais des managers. Ce sont des capitaines de navire qui se sont progressivement détachés de la production pour diriger les cabinets. Leurs qualités managériales sont essentielles, sachant que ce volet du métier leur a été très peu enseigné durant leur formation jusqu’à l’obtention du Diplôme d’Expertise Comptable.
Manager résulte à la fois de la Science (la science du management) et de l’Art (la capacité à créer de nouvelles méthodes dans un univers incertain et complexe).
L’expert-comptable doit être à la fois un ingénieur rationnel au sens de Fayol mais également un artiste capable de libérer sa créativité. Or, un univers trop conventionnel tue la créativité. Manager, c’est gérer et prévoir. Manager, c’est être en veille, prendre les bonnes décisions, et arbitrer dans un univers informationnel incomplet mais le plus riche possible. Et une des clés de la réussite du manager est d’anticiper et de se projeter dans un univers temps bien appréhendé.
Les associés sont les chefs d’orchestre qui vont permettre aux différents musiciens du cabinet de jouer la partition la plus juste possible tout en mobilisant les différentes ressources du cabinet pour construire et développer un quintuple capital : le capital client, le capital réputationnel, le capital humain, le capital organisationnel et le capital sociétal. Les cinq réunis font la véritable valeur des cabinets.
Le capital client est constitué à la fois des clients actuels et de la capacité à en attirer de nouveaux, aimantés par le capital réputationnel du cabinet. Ce dernier est extrêmement important car, bien que réel, les dirigeants des cabinets ont du mal à percevoir les signaux faibles du marché qui pourraient indiquer soit sa consolidation, soit une destruction partielle et progressive.
Le capital humain est bien entendu majeur dans une société de services et pose la question de l’implication organisationnelle des salariés, de leur fidélisation et de la motivation des équipes. Les enjeux managériaux concernent à la fois le recrutement, la communication interne et externe, l’organisation du travail, la politique de rémunération et les actions de formation permettant de cultiver le capital humain dans un continuum évolutif et positif.
Le capital organisationnel comprend l’ensemble des processus et procédures mis en place au sein du cabinet afin d’améliorer l’organisation du travail, la productivité et, de manière plus générale, l’efficacité et l’efficience des diligences effectuées pour les clients.
Dernier capital et non des moindres : le capital sociétal. Il traduit l’ancrage concret du cabinet dans la société à travers l’impact de son activité. A mon avis, l’impact sociétal de la profession libérale est énorme et complètement mésestimé.
Qui d’autres que les experts-comptables sont en contact direct et très fréquent avec les dirigeants des TPE-PME et indirectement avec leurs parties prenantes ? Personne de manière aussi intense et fréquente.
Les cabinets et l’institution Ordre des Experts-Comptables sont au cœur de ce capital sociétal « valorisable ».
En dernier, les associés et dirigeants des cabinets d’expertise comptable ont besoin d’un outil de pilotage de la performance globale. Le balanced scorecard de Norton et Kaplan peut être le socle de la construction de cet outil d’analyse décisionnelle. Ce tableau est le prolongement de la stratégie adoptée par une entité et est construit autour de quatre axes : les axes financier, client, processus internes et apprentissage organisationnel. Pour les cabinets, j’y rajouterais deux axes supplémentaires : l’axe légal et l’axe sociétal.
• Ainsi, l’axe client serait constitué d’indicateurs qualitatifs et quantitatifs permettant de mesurer l’interaction avec les clients et la qualité du service rendu. Le client, rien que le client, toujours le client.
• Ensuite, l’axe financier va de soi avec des indicateurs relatifs à l’activité (CA, nombre de clients, typologie des clients, taux de facturation, nombre d’heures facturées), à la rentabilité/profitabilité (profitabilité nette, profitabilité d’exploitation, indicateurs de compétitivité, décomposition du résultat, rentabilité financière), à l’endettement (endettement global, endettement financier, capacité de remboursement), et à la trésorerie (trésorerie en valeur absolue, trésorerie par rapport à la masse salariale).
• L’axe apprentissage organisationnel est articulée autour du « cabinet apprenant » (innovation, qualité de la gestion des ressources humaines, transfert de compétences, valorisation des ressources humaines et organisationnelles). L’axe processus internes reprendrait des indicateurs relatifs à l’organisation du travail et, de manière plus générale, aux relations avec les différentes parties prenantes externes de l’entreprise.
• L’axe légal inclurait des indicateurs relatifs au respect des lois et règlements par l’entreprise.
• Quant à l’axe sociétal, il comprendrait des indicateurs mesurant l’impact sociétal du cabinet (emplois, versement des cotisations sociales et d’impôts, actions caritatives, mécénat, démarche inclusive vis-à-vis des personnes en situation de handicap par exemple).
7 novembre 2023
Christian Prat-dit-Hauret
Professeur des Universités et Directeur du Comité Scientifique
Avertissement
Les travaux de l’Institut Sofos sont des études de fond accompagnées de propositions apolitiques qui peuvent être affinées ou amenées à évoluer le cas échéant. Les études publiées sont à prendre dans leur ensemble et ne peuvent être résumées par des extraits. Les propositions présentées ne sont pas à considérer comme des revendications ou des exigences. Elles doivent permettre d’ouvrir le débat et contribuer à la réflexion et aux travaux nécessaires à la mise en œuvre d’une nouvelle politique économique, sociale et solidaire.
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