Institut Sofos Experts-Comptables
Le capital humain des experts-comptables stagiaires : un actif immatériel à valoriser
La profession comptable libérale occupe une place privilégiée au sein de l’économie française dans la mesure où ses membres participent à la préparation et à la révision des états financiers de la grande majorité des petites et moyennes entreprises. Son rôle sociétal est capital pour aider ces différentes sociétés et entreprises à se développer et à créer de la valeur au sein d’une économie compétitive, innovante et prospective.
Une fois titulaires du DSCG (Diplôme d’Etudes Supérieures de Comptabilité et de Gestion), et souvent d’un double diplôme de niveau master, les néo-comptables font, durant trois ans, voire plus en cas de non obtention de leur attestation de fin de stage, l’apprentissage du métier d’expert-comptable et de commissaire aux comptes (acquisition de connaissances techniques, apprentissage des normes professionnelles et de comportement, initiation au management). Nul doute que les experts-comptables stagiaires constituent une population à part entière au sein des cabinets d’expertise comptable et de commissariat aux comptes, à mi-chemin entre les associés dirigeants et les collaborateurs.
Bien qu’inexpérimentés, ce ne sont pas des salariés comme les autres. Ce sont les confrères de demain qui dirigeront les cabinets du futur. En effet, après une période minimale de trois ans de formation et d’apprentissage du métier, ils « embrasseront » soit une carrière d’experts-comptables libéraux, soit celle de cadres comptables et financiers au sein de directions d’entreprises. Bien entendu, cette période de trois ans correspond à une introduction à l’exercice du métier qui se fera tout au long d’une carrière professionnelle d’une quarantaine d’années. Ainsi, ce temps du stage est capital pour accompagner les impétrants durant cette période de « premiers pas ». Leur capital « enthousiasme » est réel et la question qui se pose est la suivante : comme réussir la valorisation du capital humain des experts-comptables stagiaires selon un logique gagnant-gagnant à la fois pour la personne concernée mais également pour le cabinet qui investit en elle et contribue à sa formation, durant cette période particulière qu’est le stage de trois ans ?
Le capital humain des experts-comptables stagiaires est un actif immatériel et invisible à identifier, à mobiliser et à valoriser. Le capital humain a été défini par l’OCDE comme l’ensemble des connaissances, des qualifications, des compétences et des caractéristiques individuelles qui facilitent la création d’un bien-être personnel, social et économique.
La question de la valorisation du capital humain est complexe car elle interroge sur le processus organisationnel qui va permettre de « rentabiliser » l’investissement éducationnel (au minimum 5 ans) réalisé par la collectivité au service d’un accroissement de la productivité au sein du cabinet ce qui va se traduire concrètement par une augmentation du chiffre d’affaires du cabinet et de son EBE, soit en quelque sorte un accroissement du revenu d’emploi. Or, nul doute que l’insertion professionnelle dans une nouvelle organisation et dans un univers souvent inconnu est un processus social complexe qui nécessite une interaction maîtrisée entre l’individu et l’organisation. Et, tout l’enjeu est de construire un processus de socialisation permettant de transférer le capital humain en un capital social et un capital talent.
L’insertion professionnelle est un processus long. Selon le grand sociologue Max Weber, l’homme dispose de 3 types de ressources possibles pour améliorer ses conditions de vie : des ressources économiques, des ressources politiques et des ressources symboliques (relations sociales). Ainsi, les individus agissent socialement les uns avec les autres pour atteindre les but visés et souvent invisibles, dont parfois secrets. Le capital social réfère ainsi à l’ensemble des relations de confiance et d’autorité, et à des normes sociales qui entourent l’individu dans son milieu relationnel. Quant à Pierre Bourdieu, autre sociologue français reconnu internationalement, il définit le capital social comme l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’inter-connaissances et d’inter-reconnaissances ; ou, en d’autres termes, à l’appartenance à un groupe, pensé comme un ensemble d’éléments qui ne sont pas seulement dotés de propriétés connues mais qui sont aussi unis par des liaisons pertinentes et utiles.
Si les jeunes professionnels comptables sont préoccupés par la valorisation de leur capital humain et social, les enjeux pour les cabinets d’expertise comptable qui les embauchent, les accueillent et les accompagnent dans le cadre de la valorisation de leurs compétences sont également importants et multiples. Leurs maîtres de stage s’interrogent sur plusieurs points. Comment rendre ces jeunes professionnels les plus opérationnels et performants possible ? Comment les faire monter en niveau en valorisant leurs compétences techniques, relationnelles et managériales ? Comment les fidéliser ? Comment les impliquer et, en même temps, comment les aider à se construire pour devenir les experts-comptables de demain ?
De manière opérationnelle, ce processus d’actions peut se structurer à partir de la méthode RCOREF@ : R comme Recrutement, C comme Communication, O comme Organisation, R comme Rémunération, E comme Emploi et F comme Formation.
La valorisation du capital humain des experts-comptables stagiaires peut se faire tout d’abord par la définition d’un profil de poste précis et la recherche d’un candidat au profil y répondant. Concernant le poste, ses caractéristiques sont à définir : nature du travail à réaliser, maîtrise des secteurs d’activité des clients du cabinet, périodicité du travail, mission de production des comptes annuels et établissement des déclarations fiscales en autonomie totale ou partielle. Il sera sans nul doute bénéfique pour le cabinet de présenter un contenu précis du poste au candidat et il lui appartiendra d’apprécier à sa juste valeur le capital humain du candidat expert-comptable stagiaire. Son capital est triple : un capital connaissances acquis durant les études (rapidité d’obtention du diplôme, notes obtenues, réputation du diplôme, voire double diplôme, stages réalisés, efforts consentis durant les études), un capital social, voir inter-social (activités sportives et culturelles, voyages effectués, engagements sociaux et humanitaires) et peut-être plus que tout, le capital « valeurs». Le cabinet peut alors faire sienne, pour recruter, la citation d’Einstein : « N’essayez pas d’être un homme de succès, plutôt de valeur ». Il est ainsi important pour le cabinet de cerner le profil psychologique du candidat afin d’éviter les personnalités à l’opportunisme négatif, à savoir le candidat « mercenaire » prêt à quitter le cabinet à tout prix, une fois une partie du capital expérience constitué. Pour conclure ce premier point, les techniques de recrutement peuvent être articulées autour de tests techniques (tests de comptabilité et de fiscalité), de tests de personnalité (par exemple, le locus of control) et de trois entretiens (le premier avec un jeune collègue, le deuxième avec un superviseur et le troisième avec l’associé qui sera son maître de stage). Concernant la rémunération, pour des candidats dont le potentiel a été identifié, il peut être utile de proposer un salaire supérieur de 10% à celui de la moyenne sur le marché afin d’envoyer un signal à l’impétrant.
La deuxième étape consiste, une fois la personne recrutée, à mettre l’accent sur la communication interne. Les premières semaines et les premiers mois sont toujours les plus difficiles pour un nouvel entrant au sein d’une organisation car il doit se « familiariser » avec les dossiers du portefeuille qui lui sont confiés, acquérir la confiance des clients et s’intégrer au sein de l’équipe et, de manière plus générale, au sein du cabinet. La nomination d’un « mentor » faciliterait et améliorerait l’intégration de l’expert-comptable stagiaire nouvellement recruté. Ce mentor pourrait être choisi ou non au sein de l’équipe. Il aurait pour rôle de faire des mini-entretiens d’étape au bout d’un mois, de trois et de six mois pour acter une inclusion réussie et facilitée. Si besoin, il pourrait servir de référent technique en cas de difficultés sur un dossier et de médiateur en cas « d’incompréhension communicationnelle ». Concernant ce dernier point, des messages collectifs pourraient être délivrés sur la rédaction des mails, les prises de rendez-vous, les modalités de questionnement des clients et le type de relations nouées avec les clients. Tout l’enjeu est de mettre en place un processus d’insertion professionnelle et d’assimilation des jeunes experts-comptables stagiaires de façon à les aider à franchir les barrières hiérarchiques et fonctionnelles et, ainsi, de coconstruire un capital relationnel, vecteur de fidélisation.
La troisième étape est de bâtir une organisation (O) du travail efficiente et performante dans le temps et dans l’espace. Il appartient au cabinet de définir les tâches à réaliser en adéquation avec les compétences limitées, du fait de l’inexpérience des experts-comptables stagiaires, tout en les aidant à se projeter comme de futurs experts-comptables. Il convient à ce stade de saluer les moyens mis en œuvre par les conseils régionaux de l’Ordre des Experts-Comptables pour la réussite du contrôle de stage (responsables pédagogiques des IRF en charge de l’organisation, implication des contrôleurs adjoints du stage, rôle important du contrôleur principal de stage, animateurs). L’enjeu principal est de former les futurs experts-comptables de demain en les aidant à se construire professionnellement. Ainsi, après un à deux ans de production des états financiers, il serait profitable pour l’impétrant et le cabinet d’affecter le premier nommé à des missions analytiques de conseil. Les experts-comptables stagiaires sont les personnes idoines pour permettre aux cabinets de développer des missions de conseil pour les TPE-PME qui ne représentent actuellement que 8% du chiffre d’affaires de la profession comptable libérale. Mais quels types de missions : par exemple, des missions de conseil de gestion et des missions de conseil financier. Les missions de conseil en gestion seraient, par exemple, la mise en place d’un système d’analyse des coûts ou la construction d’un tableau de bord de pilotage de la performance globale au service du dirigeant. Les missions de conseil financier seraient tout aussi bien la construction de business plans, l’analyse de la rentabilité économique et financière d’investissements, l’optimisation des moyens de financement dans le cadre de projets de développement ou l’évaluation financière des actifs ou des droits sociaux. Ces missions pourraient être structurées autour de la méthodologie du conseil : diagnostic-préconisation. Ils deviendraient ainsi des consultants juniors, travaillant en équipe, selon une approche liberté-responsabilité, le tout sous la supervision d’un « senior ».
En complément, un projet pourrait leur être confié à savoir la construction d’une cellule spécialisée et chargée de l’établissement des déclarations d’impôt sur le revenu selon un double axe porteur de valeur ajoutée : sécurisation et optimisation. Il s’agit d’une mission à valeur ajoutée, autorisée et construite autour d’une logique de services aux particuliers. Ainsi, pour les experts-comptables stagiaires, la montée en compétences serait au rendez-vous, une nouvelle création de valeur financière serait apportée au cabinet tout comme une meilleure satisfaction au travail, une motivation au travail renforcée et une implication organisationnelle démultipliée pour ces jeunes professionnels en devenir, et futurs associés et dirigeants des cabinets de demain. Comme le soulignez Peter Drucker, conseil en management, « le meilleur moyen de prévenir le futur est de le créer ».
Le quatrième levier de valorisation du capital humain des experts-comptables stagiaires est le choix par le cabinet d’une politique de rémunération (R) efficiente. Tout comme la reconnaissance du travail effectué et l’intérêt du travail, la rémunération est une des composantes de la satisfaction au travail de tout salarié. La détermination du montant d’une rémunération est toujours affaire d’équilibres : équilibre entre la partie fixe et la partie variable, équilibre entre la rémunération d’une compétence, du travail réalisé et facturé aux clients ou d’un potentiel qui sera valorisé dans le temps. La rémunération perçue est un point aussi important pour les experts-comptables stagiaires que pour les autres salariés du cabinet. Je me risque à quelques préconisations.
Préconisation N 1 : 80% de rémunération fixe (pour sécuriser un niveau de vie) et 20% de rémunération variable (pour inciter à l’effort) sachant que cette dernière dimension pourrait être répartie entre 50% de rémunération collective (via un contrat d’intéressement) et 50% de rémunération variable.
Préconisation N 2 : fixer des objectifs de chiffre d’affaires à réaliser en lien avec la rémunération versée. Supposons qu’un expert-comptable stagiaire soit rémunéré 3 000 Euros brut par mois, ce qui donne un coût chargé annuel proche de 54 000 Euros (en faisant l’hypothèse d’un taux de 50% de charges sociales patronales). Le chiffre d’affaires à réaliser pourrait varier entre 2 et 2,5 fois la rémunération annuelle, soit entre 110 000 Euros et 120 000 Euros. Un tel objectif d’honoraires par expert-comptable stagiaire pourrait être atteint par un subtil équilibre entre les missions classiques d’établissement des comptes annuels (missions utiles, nécessaires et qui constituent le cœur de métier des cabinets) et des missions de conseil, proposées aux clients et savamment dosées en termes de complexité et de faisabilité. Par exemple, cela pourrait être 30 missions de conseil d’arrêtés des comptes annuels, facturées 3 000 Euros en moyenne et 30 journées de conseil facturées 1 000 Euros par jour. Cela me semble réalisable et cela passe bien entendu par le développement d’une culture conseil au sein du cabinet et la mise en place d’une politique commerciale et de recherche de prospects clients.
Cinquième levier de la méthodologie proposée : le « E », c’est-à-dire la gestion de l’Emploi des experts-comptables stagiaires. Le XXIème siècle sera celui de la guerre des talents qui vont être « chassés » dans tous les secteurs, et notamment dans le domaine comptable où la guerre va notamment être terrible entre les cabinets d’expertise comptable, les entreprises et organisations privées mais également les organisations publiques. Lors d’une interview accordée aux Echos Judiciaires Girondins en date du 16 juin 2023, Cécile de Saint Michel, Présidente du Conseil National de l’Ordre des Experts-Comptables, soulignait : « l’autre grand défi auquel est actuellement confrontée la profession est le manque d’effectifs. D’ici à 2025, près de 30 000 postes seraient à pourvoir dans les métiers de l’expertise comptable. Les cabinets peinent à trouver de nouvelles recrues à cause d’une attractivité fragile. La profession comptable souffre d’une mauvaise image, injustifiée au regard de la richesse des missions et de l’utilité qui est la nôtre ». Ainsi, rien de plus terrible pour les associés des cabinets de constater le départ des « potentiels » qu’ils ont formés. C’est une triple destruction de capital à laquelle on assiste dans ce cas : destruction du capital compétences acquis sur les dossiers des clients, destruction du capital social construit au sein du cabinet architecturé autour de la qualité, et destruction du capital confiance construit avec les clients.
De manière concrète, un plan de carrière peut être bâti avec tout expert-comptable stagiaire qui donnerait satisfaction et qui aurait adhéré au système de valeurs du cabinet. Ce plan de carrière dessiné et esquissé traduira la reconnaissance du travail effectué et permettra au jeune professionnel de se projeter. Une perspective de carrière pourrait être dessinée et associée à des objectifs mesurables et à atteindre, le tout articulé autour de la compétitivité valeur du cabinet. Les futurs postes à occuper seraient ceux de responsables de missions, puis de managers de groupe avant d’avoir la possibilité de devenir associés au bout d’une dizaine d’années de présence au sein du cabinet si toutes parties prenantes concernées en étaient d’accord. Tout au long de la carrière pilotée et gérée, la montée en compétences serait tout à la fois technique (par exemple, en fiscalité approfondie : IFI complexes, transmission d’entreprises à titre gratuit ou onéreux, fiscalité des plus-values, holdings animatrices, droits de donation et de succession, points complexes de la TVA), managériales (capacités à encadrer une équipe) et relationnelles (démonstration à développer un capital social et relationnel en faisant ses preuves pour l’obtention de nouvelles missions pour le cabinet).
Dernier levier et pas des moindres, « mettre le paquet » sur les actions techniques de formation (F) continue, formidables accélérateurs de compétences, et qui viendront s’ajouter aux actions de formation déontologiques et comportementales suivies dans le cadre du contrôle de stage. On peut évaluer à 10 jours les actions nécessaires de formation continue par an, en plus de celles du contrôle de stage, aussi bien sur les champs techniques, comportementaux que managériaux. Les experts-comptables sont destinés à devenir « les ingénieurs du chiffre » ce qui nécessite, comme pour tout ingénieur, de connaître très bien les techniques comptables, financières, fiscales, juridiques et sociales afin de pouvoir proposer à terme des missions sur mesure à leurs clients. La fertilisation croisée des connaissances acquises et de l’expérience professionnelle vécue permettra aux experts-comptables stagiaires de se construire un fort capital compétences qui leur sera très utile quand ils deviendront associés. Ainsi, l’ensemble de ces actions contribueront à valoriser le capital humain des experts-comptables stagiaires dont la majorité d’entre eux souhaitent « embrasser » le métier d’expert-comptable avec passion et détermination. Le véritable enjeu de la période du « stage » d’expertise comptable sera de former les futurs diplômés d’expertise comptable qui pourraient être amenés à arbitrer entre une carrière en entreprise et la profession comptable libérale. Pour les diplômés qui choisiraient cette dernière voie, un point essentiel est de les aider à se projeter en tant qu’experts-comptables du futur. Ils seront alors à la fois des experts techniques de haut niveau et les dirigeants de cabinets de services aux activités complexes.
9 octobre 2023
Christian Prat-dit-Hauret
Professeur des Universités et Directeur du Comité Scientifique
Avertissement
Les travaux de l’Institut Sofos sont des études de fond accompagnées de propositions apolitiques qui peuvent être affinées ou amenées à évoluer le cas échéant. Les études publiées sont à prendre dans leur ensemble et ne peuvent être résumées par des extraits. Les propositions présentées ne sont pas à considérer comme des revendications ou des exigences. Elles doivent permettre d’ouvrir le débat et contribuer à la réflexion et aux travaux nécessaires à la mise en œuvre d’une nouvelle politique économique, sociale et solidaire.